Ce qu'il avait vu Boris, ça ne sortira jamais plus du fond des chiottes où ça s'était coulé, de là où sa patrie lui avait pourtant dit de rechercher. Ce cher tchetchène, il ne le repêchera pas, du trou où il a laissé jusqu'à sa langue maternelle. Aucune langue, d'ailleurs, n'est restée au travers de sa gorge. Qu'a-t-il fait de celle de l'autre ? Il ne devrait y avoir personne pour trancher. En a-t-il seulement le souvenir ? Bouche cousue, pas d'indice pour l'indicible. L'inexpression a tant défroissé ses plis, ne laissant que cette tristesse absolument repassée, qu'on s'est bien demandé ce qu'on allait pouvoir invoquer avec lui, le Boris, pour qu'il devienne un peu "notre" Boris. Déjà que nous lui avions collé ce beau prénom...
Heureusement il fumait des américaines, et ça, pour nous, ça signifiait quelque chose. Des cousues, dis ! Avec ses mots tus il en aurait fait des jaloux ! Parce qu'une vraie clope ici, même fabriquée par de sous-prolétaires, par dessus le marché que ça trône dans l'échelle des valeurs. Ici sans sousous, y a que le tabac pour sanguiner le social. Nous on composait le sauve-miettes, on socialisait la disette. Lui avec ses cigarettes, il apportait un vent bien frais, et on a été très gentils.
Naturellement qu'il a alors rejoint la ronde ! Et il a pu, lui aussi, relayer le feu sacré. On était obligés de faire comme ça pour maintenir la flamme, parce que quand la chandelle était morte, le "ouvre moi la porte" pouvait prendre une drôle de tournure avec nous autres zozos encagés. Allumer les petites roulettes des copains, comme avance un baiser russe, avec le rouge qui brûle aux lèvres, ça lui allait si bien, ça mettait l'étincelle jusque dans son regard. Il en devenait presque vivant, notre soldat inconnu.
Jusqu'au jour où ce n'est plus venu du reflet, cette fois ça venait vraiment de l'intérieur. J'essayais sans cesse de lui arracher un signe, lui montrant ce jour ci une figure sans doute trop familière dans mon imagier. J'ai arraché une larme, qui n'a pas roulé, mais est restée là, raide, suspendue pour trahison. C'est la dernière image que j'ai gardée de Boris. J'espère qu'il aura pu bien pleurer après son passage parmi nous.